01/09/2010
La caméra, une arme « pacifique » (René VAUTIER) extrait 1
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A. Doinel : Vous disiez, lors du débat précédant cet entretien, votre refus des armes « qui tuent » à la suite de votre engagement de résistant combattant. Considériez-vous alors votre caméra comme une arme « pacifique » ?
René Vautier : J’ai toujours considéré une caméra comme une arme de témoignage. Mais ce n’est pas une arme qui tue. Au contraire, ça peut être un instrument de paix. C’est pour cela que je me suis bagarré pendant cinquante ans pour qu’il y ait des dialogues d’images, et tous les films que j’ai faits, je considère que ce sont des dialogues d’images. Le réalisateur prend parti. Il s’engage d’un côté, mais il donne aussi la parole aux gens d’en face.
Je suis donc parti tourner en Algérie, entièrement avec de la pellicule qui m’appartenait. J’ai tourné d’abord un film en Tunisie, devenue indépendante, qui s’appelait Les Anneaux d’or. C’était le premier film de Claudia Cardinale. Puis avec mon salaire de réalisateur, j’ai acheté de la pellicule, j’ai pris contact avec des Algériens et je suis passé au maquis. Là j’ai tourné des interviews, des actions de guerre.
Puis j’ai été blessé, une blessure typique de cinéaste. J’avais pris des balles françaises dans la caméra, et l’objectif de la caméra avait explosé. Et j’avais un petit morceau de la bague d’objectif qui était venu se foutre dans mon crâne, un petit truc très acéré qui me gratouillait le cerveau. Les Algériens m’ont ramené, mais ensuite il fallait d’une part que je fasse le montage du film que j’avais envoyé au développement auprès de copains qui travaillaient dans des laboratoires en France et qui m’ont renvoyé le film en Tunisie ; et on a aussi étudié la question des soins à m’apporter. Il n’y avait qu’une solution, comme il y avait des ambassades de France qui pouvaient demander mon extradition parce que j’avais dit très publiquement que j’allais tourner aux côtés des Algériens, le seul endroit où je pouvais être soigné et faire le montage du film c’était un endroit où il n’y avait pas d’ambassade de France : c’était la République Démocratique Allemande. Je suis donc allé là-bas, mais ça avait pris cinq semaines pour avoir des papiers.
Quand je suis arrivé là-bas, on s’est aperçu qu’un cale s’était formé sous le petit morceau de caméra, et les chirurgiens allemands ont estimé qu’il valait mieux laisser ça. C’est comme ça que je suis sans doute le seul cinéaste à avoir encore un morceau de caméra dans la tête !
On a monté le film, on est allé le présenter, et j’avais promis à un responsable algérien de faire une version arabe dans laquelle les Algériens, sur mes images, feraient un commentaire en arabe. Pour le reste ce serait un film français, anglais, allemand, parlant différentes langues, mais la version arabe ce sont eux qui la feraient. Ils m’avaient envoyé deux gars en Allemagne qui ont fait la traduction du commentaire en arabe.
J’avais cette copie que je m’étais engagé à donner à Abane Ramdane, responsable de l’information du Comité de coordination et d’exécution (CCE), l’organe supérieur de la révolution algérienne. Je n’avais plus aucune nouvelle, je ne savais pas quoi faire avec la bobine, et j’ai appris qu’il y avait une réunion du CCE au Caire. J’ai pris un billet, et j’ai organisé au Caire la projection de la version arabe. Ce que je ne savais pas, c’est qu’Abane Ramdane avait été liquidé par d’autres Algériens et que c’était ces autres Algériens qui étaient là-bas.
On a projeté le film, il y a eu des applaudissements et des embrassades, puis un gars a dit qu’il fallait couper une séquence. Et j’ai pour principe de ne jamais rien couper quand on me demande de couper, de refuser toute censure, depuis que j’avais 18 ans à l’IDHEC.
J’ai dit, on ne coupe pas, mais on peut faire un pari. Si je gagne le pari, vous sortez le film tel qu’il est, autrement vous pouvez faire ce que vous voudrez avec, y compris couper, mais ce n’est pas moi qui y participerais.
Et je dis « le gars qui vient d’expliquer qu’il fallait couper une séquence, parce que dans cette séquence on voit des jeunes Algériens au maquis, qui pleurent en entendant, au garde à vous, la liste de leurs copains qui sont morts, ce gars n’a jamais mis les pieds au maquis. C’est un fonctionnaire de votre révolution, mais ce n’est pas un révolutionnaire. » Les gars se sont marrés, sauf celui que je visais, et ils ont dit : « On passe le film comme il est, sans rien couper. »
Mais je m’étais fait un ennemi, et ensuite j’ai été, sous prétexte d’être ramené en Tunisie et que je n’avais pas de papiers, collé dans le coffre arrière d’une voiture en me faisant passer pour un prisonnier français.
Et ils ne m’ont jamais dit que j’étais prisonnier. Arrivé à Tunis, j’ai vu que j’étais carrément détenu, dans une chambre d’hôtel dont je ne pouvais pas sortir. J’ai râlé, et on m’a emmené puis incarcéré dans une prison gérée par les Algériens. J’ai essayé de savoir pourquoi on m’emprisonnait, on ne me l’a pas dit. Dans ces conditions, j’ai dit que j’allais m’évader et au bout de six mois, je me suis évadé après avoir dit la date à laquelle j’allais m’évader, ce que personne n’a cru.
…
Propos recueillis par A. Doinel (AL Rennes)
au festival Travelling Marseille
Rennes 2004
L'un des enfants algériens du film "J'ai huit ans" (Tunisie 1961)
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