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06/12/2009

SE PLAINDRE, ALGÉRIE (André CORTEN) extrait 5

Un jour, face à ce mal-être, la guerre a éclaté. Des massacres ténébreux ont aspiré la population dans une spirale démentielle, sur fond de manipulation de services secrets et de retour d'Afghanistan. Au moins toute la décennie 1990. En 1975, ce mal-être était déjà là, mais il ne portait pas encore de nom. Objet de plaintes et de lamentations, il avait cependant un débouché. La société était corps caporalisé ; chacun de ses membres avait droit à une demande. L'ancien combattant (le moud­jahid) pouvait se plaindre et demander ; le travailleur rural, certes déraciné mais attaché à la ferme « autogérée », avait en principe voix au chapitre ; l'étudiant avait son déversoir d'idéal dans l'encadrement de la révolution agraire ; le travailleur d'usine revendiquait à travers son syndicat. Jusqu'aux femmes, à qui était donné un espace de parole pourvu qu'elles s'expriment comme mémoire de la terre et du sang. Le manque du citadin comme le dénuement du travailleur rural, le suprême horloger les assemblait dans un rouage du parti, de la wilaya*, de l'État, de la charte**, de la Constitution***, des syndicats, des organisations de masse. Avant même que ce mal-être ne soit identifié, il était formulé par un responsable du parti ou de l'État. Les Algériens n'avaient pas eu le temps de donner à ce manque un nom. Un nouvel État s'était constitué, il distribuait de l'emploi sous-payé et souvent peu productif, mais il en distribuait beaucoup, il mettait dans la bouche de chacun une demande toute faite. Pas plus qu'au père nourricier on ne reconnaît à l'État nourricier l'autorité de la loi. On s'attend néanmoins qu'il vous entretienne.

 

À l'époque, l'enseignant étranger se voyait refuser le droit de faire une quelconque recherche de terrain, il ne pouvait pas non plus consulter des statistiques de première main. Il assistait aux réunions de département, mais sans prendre part aux décisions. Il n'était pas rare qu'un agent de la sécurité militaire assiste à ses cours. Légère paranoïa. À vivre jour après jour, saison après saison — humidité des logements en novembre, neige mythique sur la montagne escarpée de l'Aïdour, matins de ramadan aux haleines rêches, aridité estivale et poussière de terre rouge —, on restait l'étranger. Chez l'autre, on ne sentait pas non plus d'apaisement poindre. Au contraire, montait lentement, mais avec âpreté, le mouvement islamiste. Celui-ci aura finalement raison de l'enseignement des sciences sociales en français (et des enseignants francophones, qui partiront) après la mort de Boumediene en 1978. Ainsi l'observation participante se fait, mais elle se fait dans une constante étrangeté. À la réflexion, celle-ci traduit ce rapport d'exil chez soi qu'on remarque auprès des étudiants, auprès des collègues algériens, auprès des commerçants qu'on côtoie... Et de quelques connaissances faites au hasard, malgré la ségrégation imposée. À force de vivre avec eux. Cinq années.

 

 

*. Division administrative de l'Algérie (NdE).

 

**. Le président Houari Boumediene et le Front de libération nationale (FLN, parti unique) suscitent, dans les organes officiels, un grand débat autour d'une charte nationale, adoptée finalement par référendum le 27 juin 1976.

***. La deuxième Constitution de l'Algérie est adoptée par référendum le 10 décembre 1976.

 

 

Planète Misère (André CORTEN)

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L'Aïdour vu du large

01/12/2009

SE PLAINDRE, ALGÉRIE (André CORTEN) extrait 4

 

Oran l'hiver : pluie, grisaille, suintement. Mais dès février, la lumière prend l'éclat de promesses sans fin. Couleurs surexposées. Clarté plus crue qu'à Tipaza. À Arzew, odeur tenace d'hydrocarbures. Le ciel est d'une blancheur opaque. À Oran, des tas d'ordures brûlent. Depuis longtemps, la saleté urbaine n'est plus mélangée à la senteur de l'anisette. Les façades ne laissent même pas filtrer le vin qu'on boit en cachette et les bars clandestins ne se laissent pas facilement débusquer, même à Oran, ville pourtant réputée moins sévère. La rudesse est là, qui tranche avec le charme ondoyant du Maroc voisin. Rudesse qui trouve un équivalent dans la crudité de la lumière. Équivalent dénaturé. Les genêts fleurissent sur écran d'azur, mais s'y accrochent des papiers, des déchets qui virevoltent dans l'air sec. Les noces entre le soleil et la mer célébrées jadis ressemblent désormais à une carte postale salie par les intempéries. L'imaginaire des « noces » qui pouvaient motiver au départ le coopérant n'est plus. Il a quitté son univers fait d'emploi du temps routinier. Il n'est pas non plus celui du vieil Oranais ni celui du nouveau venu, encore encombré dans ses valises en carton. Le fantasme de douceur infinie est définitivement révolu. Comme si l'Algérien nouveau était en porte-à-faux avec la splendeur du paysage. Ce qui fait sa nature, c'est le manque, le manque d'espace pour se loger, le manque de produits de la terre, le manque de produits manufacturés. Le manque d'intimité des corps entassés. Dans La Chute, Camus parlait de « malconfort ».

 

 

Planète Misère (André CORTEN)

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Ancienne maison coloniale