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31/01/2012

André LAUDE, Pied-rouge en Algérie (7)

On singeait Paris…

Si à Alger Républicain le vent soufflait en faveur d’un réalisme socialiste algérien dont les poèmes de Bachir Hadj Ali et de Boualem Khalfa, mettaient et mettent en évidence le pernicieux (point ne suffit « d’arabiser » Aragon et Eluard pour créer la culture algérienne socialiste) Mostefa Lacheraf, homme de culture universelle, conscience lucide et menant une vivante analyse critique des rapports entre culture et société, tentait de dégager des fondations saines. L’exemple des poètes et artistes cubains, la foi en un art qui fut à la fois témoignage et facteur d’émancipation mentale et d’émancipation sociale enflammaient la jeunesse intellectuelle qui, plus qu’à un Mohamed Dib ou un Mouloud Feraoun se référait à un Kateb Yacine, dont le génie libre, empêchait et empêche encore certains pinceurs de lyre officiels de dormir en paix sur leurs pauvres lauriers.

À Alger, c’était la course aux places. La vanité et les ambitions de certains éclataient au grand jour. Dans le petit monde des poètes et des peintres on singeait Paris, on rêvait de cocktails littéraires et de vernissages – on était charmant, bavard, confus, ennuyeux – Jean Sénac, ancien disciple de René Char, tentait d’organiser tout ce petit monde, futile et grave, sérieux et aliéné.  « Pied-Noir dont les ancêtres étaient venus en Algérie il y a bien longtemps, poète dont le grand talent indéniable avait donné plusieurs recueils d’importance, enthousiaste et naïf comme seuls les poètes savent l’être, se voulant et se sentant profondément algérien, comme Camus, mais comme celui-ci séparé, Jean Sénac allait se fourvoyer dans des poètes « engagés ». Nous sommes nombreux encore à nous souvenir d’une certaine femme « belle comme un comité de gestion ». Révolution surréalo-surréaliste au Maghreb !

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(Jean Sénac)

 

Dans ce milieu intellectuel un autre poète jouissait d’une certaine gloire : c’était et c’est encore car il n’est pas mort que je sache, Mohamed Aoun. Etait-il illuminé, était-il malin et rusé comme un fellah, toujours est-il qu’il paradait sur les boulevards d’Alger en uniforme de l’A.N.P.  Les poches bourrées de poèmes où l’on retrouvait les souvenirs de lecture qu’un jeune homme sans doute autodidacte avait fait, pêle-mêle, lors de ses quelques séjours à Paris et à travers les livres rapportés. Mohamed Aoun chantait avec un lyrisme tonitruant et généreux les cataclysmes de la révolution. Rêvait-il d’être un nouveau Maïakovski maghrébin ?  Il publiait dans El Djeïch, journal de l’armée nationale populaire. Il était la voix profonde du peuple, un peu prophète, un peu sorcier, un peu redresseur de torts, un peu comédien. On m’avait raconté que dans les désordres des lendemains de l’indépendance il s’était retrouvé aux postes de commande d’une des chaînes d’émissions de radio, dans le Sud. Il y fit des ravages. Chaque jour durant de longues heures, les fellahs pouvaient communier avec André Breton, Benjamin Perret, Tristan Tzara et… Mohamed Aoun. Quelque obscure conspiration mit bientôt fin à ces exploits. La révolution surréalo-surréaliste, comme la guerre de Troie n’aurait pas lieu. 

Chez les peintres les choses paraissaient nettement plus sérieuses. Déjà une génération qu’il conviendra d’appeler la « génération de 54 » se mettait à l’ouvrage tandis que quelques aînés, entraînés par les perspectives exaltantes d’une révolution « des fellahs et des ouvriers » partaient à la quête d’une expression renouvelée. Ils trouvaient réconfort et espoir dans les déclarations publiques d’Ahmed Ben Bella qui faisaient écho aux « Paroles aux Intellectuels » de Fidel Castro, tenues à La Havane. Figuration, abstraction, rien n’était proscrit. L’art devait marcher parallèlement à la révolution sociale faite « par et pour le peuple » selon le slogan célèbre. 

De son côté, le théâtre national algérien, dont l’acte de naissance avait été une curieuse adaptation de « En attendant Godot » cherchant sa voie entre Brecht et Lorca, fasciné par la réussite du T.N.P. mais freiné par des problèmes d’expression linguistique, le manque de répertoire en langue arabe répondant aux nécessités et aux données sociales psychologiques nouvelles.  Kateb Yacine un des rares auteurs de théâtre algérien moderne, (bien qu’il écrive en français) avec le Cadavre encerclé et le Ravin de la femme sauvage, Kateb Yacine qui, après une longue errance à travers l’Europe, devait traverser en météore l’Algérie, s’y heurter à une maffia de petits intellectuels bureaucratiques, bien en place, avides de gloire, de prébendes, avant de repartir vers d’autres errances, ne reste qu’un cas solitaire et le théâtre algérien moderne est encore à naître.  Son apparition et son existence dépendront non seulement de la présence d’auteurs mais aussi de la volonté réelle ou non des dirigeants d’arracher les masses algériennes à leurs ténèbres mentales, de combler ce fossé creusé par la colonisation, de leur capacité d’accepter ou non une culture libre, réellement révolutionnaire, de leur refus de répandre des sous-produits tout juste bons à la consommation du peuple, tels qu’en a fabriqués le stalinisme culturel, sous la houlette du camarade Jdanov.

André Laude

(Journal Combat 10 juin 1965)

 

Source : La Revue des Ressources

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